Stephen et Grégo au Conservatoire : Monoliths&Dimensions de Sunn O)))

Voici un disque qui aura divisé l’opinion de manière assez révélatrice. Si les collaborations de Sunn O))) (ou de certains de ses membres) avec Banks Violette ou Gisèle Vienne ainsi que quelques productions plus accessibles (Altar avec Boris) commençaient depuis pas mal de temps à leur attirer les bonnes grâces à la fois des milieux les plus hype de l’art contemporain et des sphères plus mainstream du rock, ce Monoliths&Dimensions est le premier album studio du groupe depuis sa reconnaissance branchouille. Une situation des plus périlleuses. Il y eu d’abord la découverte du groupe, son arrivée un peu brutale sur le devant de la scène ; il était alors de bon ton de montrer qu’on appréciait fortement leur travail, ô combien non conventionnel et destroy, oui oui Madame. Etape précédent évidemment celle de la contre-mode (car bien sûr celle-ci est plus à la mode que la mode elle-même), le summum du bon goût musical étant désormais d’adopter une attitude blasée en dénigrant Sunn O))), à part éventuellement les GrimmRobe Demos, histoire de montrer qu’on écoutait le groupe bien avant la vague hype, qu’on est un vrai, ouais. Du groupe de stoner jusqu’au-boutiste et expérimental au public assez restreint, la malheureuse troupe devient alors un groupe tout juste bon à être name-droppépar une pseudo-avant-garde de façade ou un objet un peu creux qui n’impressionne désormais que le degré zéro des amateurs de black metal (ce qui est bien normal, ceux-ci considérant jusqu’alors Abruptum comme l’inégalable sommet des possibilités du chaos musical). A mi-chemin entre surestimation et sous-estimation, nos deux loubards se retrouvent victimes d’un destin un peu triste et surtout particulièrement injuste. Mais parlons à présent de la musique.

Jimi Hendrix semble avoir eu un léger différent avec ces trois baffles Sunn.

Alléchante, la collaboration de Stephen, Grégo & friends avec une pléthore de musiciens reconnus venant du jazz ou de la musique savante laissait penser à un album à orientation plus ambiante et la présence d’Attila Csihar orientait déjà les paris vers une sorte de version étendue de Decay 2 (Nihils’Maw), du très sous-estimé Oracle ou du savoureux live Dømkirke. On entendait déjà, noyé dans le gain et les fumigènes, le râlage des fans « old school » qui ne jurent que part le feedback infini et le gros rouge qui tache… Et bien, tous se seront fait avoir. Monoliths&Dimensions est un bloc, une fusion résultant de la rencontre de deux trains de marchandise lancés à pleine vitesse : le monolithe stoner sourdingue et alcoolique « du bon vieux temps » et les dimensions héritées d’autres univers musicaux, du free jazz mystique type ESP à la musique spectrale (nous y reviendrons). C’est là la plus grande réussite de l’album : plus encore que d’avoir créé de sublimes textures sonores, c’est d’avoir su les appliquer à un univers rock as fuck. Sans conteste l’effort le plus intellectuel des robes de bures, Monoliths&Dimensions est également le plus rock de leurs albums depuis bien longtemps, un véritable retour aux sources des GrimmRobe Demos et leurs riffs poisseux et labyrinthiques dans lequel l’orchestre vient apporter une collaboration inattendue. Car il ne s’agit jamais de pièces pour orchestre écrites par le deux a(l)colytes (auquel cas ils auraient créé un nouveau projet de plus, comme à leur habitude) mais bien de morceaux de Sunn O))) tout à fait authentiques. L’orchestre et le chœur n’agissent que de manière contrapuntique : du son de guitare toujours générateur d’un morceau, ils amplifient, superposent, soustraient, tordent, harmonisent, éclairent ou assombrissent. Au vu de cette utilisation, plus timbrale que « mélodique », l’influence de la musique spectrale s’avère évidente (les auteurs du méfait citent d’ailleurs volontiers Grisey et Dumitrescu). Dans la première partie d’Alice par exemple, dont les accords prolongés par une substitution de timbres (qui a parlé de la « Klangfarbenmelodie » de la seconde école de Vienne ?) semblent répondre au début de Partiels de Gérard Grisey, oeuvre dans laquelle les instruments, en s’ajoutant progressivement et par étapes, reproduisent les harmoniques composant le son du trombone –pourquoi pas celui de Steve Moore ou de Julian Priester ? Ou encore la fin d’Aghartha donnant libre cours au génial Stuart Dempster (auteur de magnifiques disques solo ou avec le Deep Listening Ensemble en compagnie de Pauline Oliveros) dans laquelle dung chen (trompes tibétaines) et conques évoquent le goût pour les instruments à embouchures, les frottement micro-tonaux et le mysticisme de Giacinto Scelsi… mysticisme qui répond également à celui des productions free jazz du célèbre label ESP. La présence de Julian Priester, vétéran du genre qu’on retrouve entre autres chez John Coltrane ou dans les premiers Sun Ra ainsi que les références plus ou moins explicites que composent les noms d’Aghartha (live ultime de la fin de la première période électrique de Miles Davis) ou d’Alice (Coltrane, la femme de John) amène à ce rapprochement pour une musique dont l’esprit n’est pas tant éloigné des grands monuments du jazz mystique, d’Africa de John Coltrane à The Creator Has a Master Plan de Pharoah Sanders ou des disques post-Universal Counsciousness d’Alice Coltrane qui s’emploient eux aussi à des expérimentations au niveau du timbre en usant d’un effectif instrumental exceptionnellement étendu, quasi-orchestral -et donc de la nécessité de parties intégralement écrites. Sous cet angle, Sunn O))) représenterait donc une sorte de pendant drone doom metal au Third Stream de Gunther Schuller.

Un extrait de la première partie d’Alice suivi du début de Partiels de Gérard Grisey.

Un extrait de la partie finale d’Alice suivi d’un extrait de Hare Krishna d’Alice Coltrane ; la fin d’Alice suivie d’un extrait d’In A Silent Way de Miles Davis.
nota : la hauteur des sons n’a pas été changée ; à ma grande surprise lors du montage, ils sont effectivement tous dans la tonalité de mi !

La qualité exemplaire du son, sans nul doute le meilleur de toutes les productions de Sunn O))), permet une perception optimale de toutes ces composantes : clair et précis, mais sans jamais aseptiser les parties de guitares et leurs superpositions de distorsions, toujours aussi grasses, fuzzy, primaires et hypertrophiées. Elles semblent être le liant entre les différentes pièces et une première écoute, perturbée par tant d’éléments extérieurs, les trouvera (un peu trop ?) homogènes… mais il n’en est rien, et toutes les possibilités du genre sont exploitées : si Aghartha s’illustre par une lourdeur primaire qui a fait la renommée du duo, le son très typé de la Telecaster de Dylan Carlson apporte une brillance presque inattendue à Big Church ; le retour à la lourdeur de Hunting&Gathering se fait à travers un véritable riff, avant un Alice dont les accords dissonants égrenés avec lenteur rappellent certaines de leurs pièces passées, type A Shaving Of The Horn That Speared You ou BassAliens.

Un plan de scène de Sunn O))) à destination des malheureux ingés sons qui verront certainement leur précieux matériel partir en fumée.

C’est étonnamment la collaboration vocale d’Attila Csihar pour laquelle je me réjouissais tant (ayant fort apprécié les précédentes) qui m’apportera le plus de déception ; si elle est parfaitement utilisée dans Big Church, chuchotements traités et fondus dans l’ensemble, elle apparaît assez redondante dans Aghartha dont le monologue (en anglais !) un peu surmixé déclamé avec une solennité forcée tendant à la caricature s’avère assez dispensable au vu d’un morceau au contenu instrumental déjà suffisamment chargé ; au niveau de l’album dans son intégralité, sa présence dans cette première pièce déséquilibre quelque peu la structure des quatre morceaux, successivement instrumental/vocal/vocal/instrumental. Toujours dans le registre des cheveux dans la soupe, la différenciation des « genres » prête quelque peu à sourire dans ces deux pièces centrales : un genre « féminin » dans Big Church avec agrégats vocaux étranges qui réverbèrent une guitare cristalline et un genre « masculin » dans Hunting&Gathering avec chœurs virils et fanfare pétaradante soutenant un riff bien couillu à la Melvins. Une petite touche de naïveté qui, suivant l’humeur, semblera un peu grotesque ou, au contraire, bienvenue dans cet univers un tantinet pesant. J’opte plus souvent pour la seconde solution, appréciant l’incongruité dans ce genre de projet. C’est justement un album tout en équilibre qui se révèle, un disque qui sait se faire attrayant et accessible sans tomber -comme ils le démentaient peu de temps avant la sortie- dans le « metal meets orchestra ». Mais en fin de compte, le procédé n’est-il pas le même ? Tous ces mélanges de musique populaire et savante (du Third Stream au metal symphonique) ne font qu’intégrer leur alter-ego de musique « savante » ; si celui du metal symphonique se manifeste par un néo-classicisme d’un goût douteux, celui de Sunn O))) s’illustre plutôt dans la musique spectrale ou dans certains aspects de la musique « drone » des premiers minimalistes : une musique naturelle et instinctive mais qui profite de la possibilité d’abstraction acquise depuis l’école dodécaphonique pour aller encore plus profondément dans la définition sonore. Un voyage dans le son.

8 réflexions sur “Stephen et Grégo au Conservatoire : Monoliths&Dimensions de Sunn O)))

  1. Très chouette chronique!
    Les comparaisons avec d’autres artistes donnent envie de s’y interesser (le petit collage sur soundcloud n’y est pas pour rien), ce qui je trouve arrive assez rarement en lisant une chronique.
    et c’est aussi assez plaisant de lire une chronique de Sunn O))) où l’auteur n’essaye pas de participer au concours du « qui trouvera le maximum de synonymes pour l’adjectif sombre »…

    par contre, même si les titres de vos articles sont sympa (Bastien Vivès fait la même chose, et il choppe des filles, y’a pas de raison…) ça aide pas forcement beaucoup pour qu’un éventuel internaute trouve votre blog par hasard sur google.
    après, moi je dis ça, je dis rien.

    • Ça me plaisait assez ce côté « je ne nomme pas le sujet de la chro », mais effectivement je me rends compte que ça ne la dessert (au chocolat) pas vraiment. Surtout si je suis amené à parler de choses déjà peu présentes sur le web.

      Merci de l’avis en tout cas ! 🙂

  2. Bravo petit, deuxième post et on te compare déjà à Vivès, le succès est à ta porte. C’est vrai que cette comparaison est très intérressante, d’autant plus que ces diverses influences étaient pour moi presque insoupçonnables… L’utilisation de soundcloud pour illustrer l’article est très une bonne idée, j’espère revoir ça dans tes prochaines publications. Et puis c’est rigolo les frags sur la sphère blackeuse!

  3. je ne sais pas si c’est le cas sur wordpress, mais sur d’autre plateformes blog il y a un système de tags qui peut permettre de garder un titre « ouvert » tout en étant référencé sur les moteurs de recherche avec le nom du groupe mentionné
    enfin en tout cas bonne continuation, en attendant de lire de nouvelles choses sur ce blog

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